Hiver 2014-2015  
VOLUME 8 | NUMERO 3  
 

 
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Exportations vers l’Ontario :
Quel produit offrir ?


Par Olivier Charest

Directeur, Énergie et Affaires Juridiques,
Alcoa Canada


Il a beaucoup été question, ces derniers temps, d’accroître les exportations québécoises d’électricité vers l’Ontario.1 Ce sujet a d’ailleurs été discuté il y a quelques semaines par les premiers ministres du Québec et de l’Ontario. L’une des propositions mises de l’avant consiste à remplacer un ou deux réacteurs nucléaires ontariens par de l’électricité québécoise, selon une entente à long terme similaire à celle avec le Vermont.2

L’Ontario devra en effet procéder prochainement à la réfection de deux de ses trois centrales nucléaires, qui assurent présentement ses besoins électriques de base. La facture totale atteindrait les dizaines de milliards de dollars. Dans la mesure où ces investissements se traduiraient par un coût de revient de 8-9 cents le kWh3, si tout va bien, voire beaucoup plus selon d’autres sources4, certains se demandent5, à juste tire, s’il n’existe pas là une occasion d’affaires pour Hydro-Québec, qui peine à obtenir plus que 3 ou 4 cents le kWh sur une part importante de ses exportations.6 L’économique semble y être… non ? Peut-être, mais il faut faire attention, dans ce genre d’exercice, aux particularités de l’industrie électrique.

Ne pas oublier les frais de transaction

Soulignons d’abord que les coûts de transport, qui peuvent être mineurs dans certaines industries, ont un impact majeur dans le domaine de l’électricité. Ce sont d’ailleurs les contraintes de transport qui confèrent au marché de l’électricité son caractère régional, par opposition au marché du gaz naturel, qui est davantage continental, et à celui du pétrole, mondial. 7

Le Québec a beaucoup d’interconnexions avec ses voisins. Le problème, c’est que les marchés les plus lucratifs ne se trouvent pas à la frontière mais beaucoup plus loin. J’examinais dans L’Énergique de décembre 2012 la rentabilité de deux nouvelles interconnexions projetées vers les marchés américains (Champlain Hudson Power Express ou « CHPE » et Northern Pass).8 Bien que les marchés visés par ces projets (la ville de New York et la Nouvelle-Angleterre) offrent des prix intéressants, les investissements requis semblent trop élevés pour rendre l’aventure rentable. Et pour cause : non seulement les distances sont-elles importantes, mais en plus le terrain traversé (lac Champlain, fleuve Hudson, Montagnes-Blanches, le Bronx et le Queens) pose des défis techniques et d’acceptabilité sociale.

On retrouve un phénomène similaire du côté ontarien. Nous partageons certes plusieurs interconnexions avec nos voisins outre-Outaouais, totalisant plus de 2 700 MW – dont une interconnexion de 1 250 MW construite près d’Ottawa à la fin des années 2000 - mais ces interconnexions nous donnent surtout accès à l’est de la province, alors que le véritable marché ontarien est situé beaucoup plus à l’ouest, principalement à Toronto et dans les environs. Il en va de même des centrales nucléaires que l’on chercherait à remplacer, dont l’une (Bruce) est même située à l’ouest de la Ville-Reine.

Rapport de l’IESO : investissements requis

Or, selon un rapport publié récemment par deux organismes ontariens du domaine de l’électricité, soit l’IESO et l’Ontario Power Authority, le réseau ontarien souffre de problèmes de congestion limitant les flux d’électricité d’est en ouest.9 Ainsi, selon ce rapport, le réseau actuel ne permettrait des importations fermes en provenance du Québec qu’à hauteur de 500 MW, et ce, pour quelques années seulement. La croissance de la charge serait telle qu’en 2020, il faudrait déjà investir dans le réseau pour permettre à l’électricité québécoise d’atteindre le marché ontarien sur une base ferme tout au long de l’année.10

Ces investissements dépendent du niveau de capacité d’importation que l’Ontario veut se donner :

  • Pour importer 1 000 MW, l’IESO conclut qu’il faudrait investir 325 M$ dans le réseau de transport ontarien (surtout près d’Ottawa) et que les travaux dureraient de 3 à 5 ans;
  • Pour atteindre 1 800 MW, il s’agirait d’investissements de 825 M$, sur 5 à 7 ans;
  • On pourrait même aller jusqu’à 3 300 MW, en installant une nouvelle interconnexion – mais il s’agirait alors d’investir plus de 2 milliards $ du côté ontarien, en plus des investissements requis du côté québécois.11

Les surplus d’Hydro-Québec sont certes importants; mais exporter en continu à hauteur de 3 300 MW serait difficile en raison de contraintes de capacité (de production), et accaparerait la quasi-totalité des surplus énergétiques, laissant ainsi peu de marge de manœuvre pour profiter des autres marchés. Et c’est sans compter l’impact sur la rentabilité du projet découlant des investissements colossaux qui seraient requis.

À l’opposé, les investissements demandés pour permettre 1 000 MW d’exportations fermes seraient beaucoup moins importants; et la quantité d’énergie y associée, soit 8,5 TWh par année en charge de base (base load), laisserait à Hydro-Québec suffisamment de surplus pour profiter des autres marchés, plus lucratifs.12 Il serait donc intéressant de poursuivre davantage la réflexion dans ce sens.

Et les économies d’échelle ?

Le hic, toutefois, c’est que ces 1 000 MW ne seraient pas suffisants pour remplacer toute la production nucléaire ontarienne post-2020, ni même celle d’une seule des deux centrales dont on prévoit la réfection, soit Bruce (6 300 MW)13 et Darlington (3 500 MW)14. Or, en ne remplaçant qu’un ou deux réacteurs par des ventes québécoises, on ne pourra pas nécessairement compter sur un coût évité de 8-9 cents/kWh.

En effet, on peut penser qu’il y a des économies d’échelle dans l’opération et dans la réfection de réacteurs nucléaires, et qu’une fois qu’on va de l’avant avec la réfection d’une dizaine de réacteurs, il n’en coûte pas beaucoup plus cher de s’occuper des deux derniers. Sans compter que le coût unitaire pour l’exploitation augmenterait lui aussi à la centrale avec deux réacteurs en moins. La rentabilité d’une telle aventure demeure donc à être démontrée.

Les autres opportunités en Ontario

Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a rien à espérer du côté ontarien pour Hydro-Québec. En fait, indépendamment de la fermeture (permanente) ou non de ces deux réacteurs, l’Ontario pourrait avoir besoin d’importer davantage d’électricité pendant la réfection des autres réacteurs nucléaires. Par ailleurs, en 2020, l’Ontario prévoit fermer sa centrale nucléaire de Pickering (3 100 MW), laquelle contribue présentement une vingtaine de TWh par an au bilan énergétique de cette province,15 soit davantage que ses exportations nettes d’électricité (10 à 15 TWh au cours des dernières années16). Une partie de l’énergie alors requise pourrait être fournie par Hydro-Québec, soit par le marché de court terme de l’IESO, soit par des ententes bilatérales.

Côté puissance, le Québec et l’Ontario se sont par ailleurs entendus récemment pour s’échanger 500 MW de puissance : l’Ontario fournira 500 MW au Québec en hiver de 2015 à 2019; puis, ce sera au tour du Québec de fournir 500 MW en été à l’Ontario.17

Hydro-Québec a aussi confirmé son intérêt pour le marché ontarien récemment, en visant spécifiquement les marchés de la puissance et des services complémentaires (ancillary services) plutôt que la charge de base. En effet, dans sa soumission à l’IESO sur la révision des interconnexions ontariennes, sa filiale HQ Energy Marketing (HQEM) insistait sur la distinction entre énergie et puissance (que l’on retrouve souvent liées dans un contrat ferme de long terme), en militant pour la création d’un marché ontarien de puissance ouvert aux ressources provenant d’ailleurs.18 Évidemment, il y aurait fourniture d’énergie associée à cette puissance, mais seulement aux heures de l’année pendant lesquelles l’Ontario en exercerait l’option, plutôt que de manière continue. Même la capacité offerte n’aurait pas à l’être pour l’ensemble de l’année : on pourrait prévoir des périodes d’engagement saisonnières, voire mensuelles, de manière à optimiser les échanges possibles.19

Dans cette soumission, HQEM militait aussi pour la fourniture de services complémentaires à travers les interconnexions. Les services complémentaires sont une sous-catégorie des produits de puissance visant à répondre à des besoins opérationnels - maintenir l’équilibre offre-demande sur le réseau en temps réel - et pour lesquels les délais sont donc beaucoup plus courts (30 minutes, 10 minutes, voire quelques secondes d’avis) que dans le cas de la puissance ordinaire. Bien que tous les réseaux requièrent des services complémentaires, l’intégration de nouvelles centrales à production intermittente (éolien, solaire), comme en Ontario, peut en accentuer le besoin. Il s’agit donc de produits à valeur ajoutée qu’un opérateur de centrales hydroélectriques est bien positionné pour offrir, en raison de la flexibilité de telles centrales, et il semble tout à fait approprié que HQEM promeuve la participation de producteurs québécois à ce marché, en Ontario.

Un petit mot sur le Québec

Ces positions de HQEM sur les services complémentaires et sur l’obtention de produits énergétiques de manière séparée plutôt qu’amalgamée sont d’autant plus intéressantes en ce qu’elles tranchent avec le traitement au Québec de la question de l’intégration éolienne. En effet, Hydro-Québec Distribution (HQD) obtient présentement les services complémentaires requis à cette fin auprès d’un seul fournisseur (Hydro-Québec Production) à travers une seule et unique entente dans laquelle plusieurs services sont regroupés. La facture associée à cette entente, atteignant plusieurs dizaines de millions de dollars, est refilée à la clientèle par voie de tarifs d’électricité. Cette situation dure depuis 2008 mais a été exacerbée au cours des deux dernières années avec la mise en service de nombreux parcs éoliens au Québec.

La Régie de l’énergie devrait rendre sous peu une décision sur les caractéristiques voulues pour la prochaine entente d’intégration éolienne, ce qui permettra de mettre fin à la présente entente et, si l’AQCIE a gain de cause, à HQD d’acquérir les divers services complémentaires requis pour l’intégration éolienne de manière séparée et auprès d’une plus grande base de fournisseurs potentiels, peut-être même en Ontario si les règles gouvernant les interconnexions le permettent.

Les avantages du marché ontarien ne se limitent donc pas aux seules exportations. Il reste à voir, maintenant, de quelle manière Hydro-Québec – et, espérons-le, ses clients québécois – pourront en profiter. fin

Notes

  1. Voir notamment : Pierre-Olivier Pineau, Une alliance Québec-Ontario, La Presse, 23 mai 2014 ; Communiqué, L’Ontario et le Québec s’unissent pour renforcer l’économie du Canada central
  2. Voir notamment : Ontario Clean Air Alliance Research, Le Plan énergétique à long terme de l’Ontario : le point après un an; Pierre-Olivier Pineau, Une alliance Québec-Ontario, La Presse, 23 mai 2014
  3. Ontario Energy Board, UNDERTAKING J14.4
  4. Ontario Clean Air Alliance Research, Le Plan énergétique à long terme de l’Ontario : le point après un an
  5. Pierre-Olivier Pineau, La pagaille énergétique canadienne, La Presse, 11 octobre 2014
  6. Nous soulignions dans L’Énergique que HQ avait rapporté à l’ONÉ avoir touché 675 M$ CA pour la majeure partie de ses exportations de 2013, 19,5 TWh, soit 3,5 ¢/kWh en moyenne. Les autres ventes qu’elle effectue hors du Québec (une dizaine de TWh) sont plus profitables.
  7. Dans ce dernier cas, on note quand même des différences de prix entre les divers marchés. Ici encore, les infrastructures de transport sont souvent en cause. On n’a qu’à penser à l’impact de la congestion des oléoducs sur le prix obtenu pour le pétrole albertain.
  8. L’Énergique, décembre 2012, page 8. Bien que certaines étapes aient été franchies depuis la publication de cet article (notamment l’octroi d’un permis présidentiel à CHPE), ces projets sont encore sur la glace. À noter aussi que d’autres projets d’interconnexion susceptibles d’intéresser les exportateurs canadiens d’électricité sont apparus sur le radar depuis : New England Clean Power Link, Northeast Energy Link, Green Line, et Grand Isle Intertie.
  9. IESO, Reviewof Ontario Interties Voir les pages 22 et suivantes.
  10. Ibid., p. 23
  11. Ibid., p. 23
  12. Idéalement, dans cette entente, Hydro-Québec pourrait interrompre ses livraisons à l’Ontario en période de pointe hivernale, alors que le Québec a besoin de cette électricité et que les prix sur les marchés américains augmentent en raison des pénuries de capacité sur les gazoducs.
  13. Ontario Power Authority, communiqué
  14. Ontario Power Generation, Pickering Nuclear
  15. Voir notamment la décision EB-2013-0321 de l’OEB, page 37
  16. L’Énergique, décembre 2012, note 8, page 9
  17. Selon les sources consultées, la puissance québécoise serait offerte à partir de 2016 ou de 2019. Voir notamment : Gouvernement de l'Ontario, document d'information, Conclusion d'ententes lors de la réunion conjointe Québec-Ontario des Conseils des ministres ; Régie de l'énergie, projets, Demande relative à l'établissement des tarifs d'électricité de l'année tarifaire 2015-2016 (pages 217-218)
  18. Energy Marketing, Review of Ontario's Interties - HQEM comments
  19. Ibid.

Notes

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