| Pour quand, l’indépendance ? Par Daniel Pelletier Juge administratif, Commission des lésions professionnelles, Direction régionale de Lanaudière, et Président, Conférence des juges administratifs du Québec (CJAQ) |
| | La CJAQ représente près de 300 juges administratifs au Québec qui œuvrent au sein de quinze tribunaux administratifs. Elle a pour mission de sauvegarder et de promouvoir l’indépendance et la qualité de la justice administrative au Québec. À cette fin, elle soutient une justice où les décideurs sont choisis en fonction de leur compétence, selon un processus de sélection indépendant des influences de quelque nature que ce soit. | « La Nation ne peut jamais accorder une confiance suffisante à des magistrats dont l’État, ou du moins la fortune, sont précaires, dont les travaux sont récompensés par des grâces amovibles et qui, pour conserver celles dont ils jouissent ou pour en obtenir des nouvelles, sont sous la dépendance continuelle des dispensateurs de grâces. » (Malesherbes, Remontrances de la Cour des Aides à Louis XV, mars 1771) . Cette citation d’un autre siècle, voire d’un autre millénaire, est malheureusement toujours d’actualité dans notre système de justice administrative au Québec. Bien qu’elle nous provienne d’un autre continent, elle a eu ses échos judiciaires au Québec, depuis fort longtemps. Il est malheureux que nous devions, encore de nos jours, discuter de la nécessaire indépendance des tribunaux et des décideurs administratifs. Un système qui a toujours besoin d’être revu La CJAQ défend depuis plusieurs années la position qu’une réforme de la justice administrative est nécessaire afin de compléter la réforme partielle qui a été entreprise par le gouvernement lors de l’adoption de la Loi sur la justice administrative en 1995 et dans la foulée des décisions rendues par les tribunaux, entre autres dans l’affaire Barreau de Montréal, en 2001. Dans cette affaire, la Cour d'appel invalide certaines dispositions de la Loi sur la justice administrative de l’époque, parce qu’elles sont incompatibles avec l'article 23 de la Charte québécoise. Il s'agit de celles qui traitent de l'évaluation annuelle du rendement des membres, avec incidence salariale, et de la procédure de renouvellement des mandats de cinq ans, qui n'est pas accompagnée de garanties procédurales. Cette décision allait mener à la nomination selon bonne conduite des juges administratifs du Tribunal administratif du Québec (TAQ). S’inspirant de la décision rendue dans cette affaire, les juges administratifs de la Commission des lésions professionnelles (CLP) entreprirent à leur tour, un recours fondé sur les mêmes principes que leurs collègues du TAQ. En 2011, la Cour supérieure, sous la plume du juge Lemelin leur donne raison et reconnaît que tout comme le TAQ, la CLP tranche des litiges entre des citoyens (les travailleurs) et l'État (la Commission de santé et de sécurité au travail). De ce fait, il conclut que ses membres doivent jouir du même statut que celui des membres du TAQ. Le jugement est porté en appel. Dans un jugement rendu par madame la Juge Bich, le 2 octobre 2013, la Cour d'appel infirme le jugement de la Cour supérieure. Elle est d'avis que le législateur n'était pas obligé d'accorder la permanence d'emploi aux membres du TAQ, puisque dans Barreau de Montréal, la Cour d’appel avait jugé qu'un mandat ferme de cinq ans accompagné d'une procédure de renouvellement équitable était suffisante pour garantir leur indépendance. Au surplus, la Cour estime que la situation des deux tribunaux n'est pas la même. Alors que le TAQ tranche des litiges entre des administrés et l'Administration, ce sont souvent les employeurs qui comparaissent devant la CLP pour contester ou appuyer les décisions de la CSST, organisme largement autonome par rapport à l'État. Enfin, la CSST n'est pas financée par l'État mais par le régime des cotisations. Les intérêts de l'État ne sont donc pas en jeu comme c'est souvent le cas devant le TAQ. La Cour conclut sur ce point que le mandat de cinq ans des commissaires est adéquat. Un commissaire ne peut être destitué que sur recommandation du Conseil de la justice administrative, institution assez analogue au Conseil de la magistrature. La recommandation de renouveler ou non un membre est prise par un comité indépendant dont ne fait pas partie le président de la Commission. Le commissaire sujet à renouvellement a le droit d'être entendu par ce comité. L'équité procédurale est donc pleinement assurée. Le fait que les membres du TAQ soient nommés durant bonne conduite n'entraîne pas une crainte raisonnable de manque d'indépendance pour les autres tribunaux administratifs à vocation juridictionnelle. La Cour juge par ailleurs que la sécurité financière des membres de la CLP est assurée. Leur traitement initial est déterminé selon des critères objectifs d'intégration dans l'échelle de traitements même si cela signifie que, contrairement aux juges de l'ordre judiciaire, les membres n'ont pas tous le même traitement. Une décision applicable aux autres tribunaux Bien que les juges administratifs de la CLP n’aient pas eu totalement gain de cause dans cette affaire, cette décision réaffirme tout de même certains principes qui peuvent s’appliquer à certains tribunaux administratifs, qui ne bénéficient pas des garanties d’indépendance des quatre grands tribunaux que sont la CLP, la Commission des relations du travail (CRT), la Régie du logement (RL) et le TAQ. Dans la décision impliquant les juges administratifs de la CLP, la Cour d’appel refuse de faire un parallèle entre les juges du TAQ et ceux de la CLP, parce que ces derniers n’arbitrent pas des litiges entre l’État et les citoyens et le tribunal n’obtient pas son budget de l’État. Quelle serait la décision d’un tribunal qui serait appelé à se prononcer sur l’indépendance des juges administratifs de tribunaux, qui eux décident de litiges entre l’état ou un mandataire de l’état et les citoyens, ou dont les juges administratifs en place ne disposent pas d’un processus de renouvellement de leur mandat prévu dans une loi et chapeauté par un comité indépendant. Qu’en serait-il des juges administratifs dont les conditions de travail sont contractuelles, prévues dans leur décret de nomination et non dans une loi ? Si des améliorations ont été mises en œuvre au fil des ans, pour garantir une certaine indépendance décisionnelle des juges administratifs des quatre grands tribunaux administratifs du Québec, soit le TAQ, la CLP, la CRT et la RL, un grand travail reste à faire pour 11 tribunaux ou organismes, dont la Régie de l’énergie fait partie, qui n’ont toujours pas de processus prévu dans une loi pour la sélection et le recrutement des juges et le renouvellements de leur mandat et qui respecte les règles minimales garantissant aux titulaires leur indépendance décisionnelle. La CJAQ salue toutefois l’initiative de ce dernier tribunal qui a mis en place un processus interne de renouvellement des mandats des juges administratifs inspiré des quatre grands tribunaux. Ce processus, codifié dans un projet de règlement, est cependant toujours à l’étude et n’est pas contraignant. La Commission québécoise des libérations conditionnelles a également mis en place un tel processus interne, ce qui devrait inspirer les autres tribunaux et le législateur, nous l’espérons. Le rapport des chercheurs Dans un rapport publié en février 2014 par des chercheurs universitaires, intitulé La justice administrative : entre indépendance et responsabilité1, les chercheurs rapportent des témoignages troublants de juges administratifs qui se sont dits préoccupés par l’impact de leurs décisions à l’approche du renouvellement de leur mandat, qu’ils doivent souvent quémander au ministre, alors qu’ils doivent trancher des litiges entre les citoyens et ce même ministère. Certains juges se sont dits soucieux de ne pas faire de vagues durant cette période cruciale. Ces inquiétudes sont réelles. Il y a des cas connus de non-renouvellement de certains mandats qui ont coïncidé avec des décisions qui ont pu déplaire à un ministre. Cette situation est évidemment inacceptable. Dans leur rapport les chercheurs dressent une liste des exigences minimales pour sauvegarder les principes d’indépendance et d’impartialité qui sont essentiels à l’exercice de la fonction de juge administratif. Cette liste se fonde sur les trois piliers de l’indépendance judiciaire. Les trois piliers de l’indépendance judiciaire Dans un jugement célèbre2, le plus haut tribunal du pays énumère les trois exigences de l’indépendance : l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance institutionnelle ou administrative. Inamovibilité La première condition de l’indépendance judiciaire, c’est qu’un juge ne puisse être révoqué pour un motif arbitraire, mais seulement pour une cause déterminée et raisonnable. Dans l'arrêt Valente, la Cour suprême définit ainsi l'inamovibilité : que la charge du juge soit « à l'abri de toute intervention discrétionnaire ou arbitraire de la part de l'exécutif ou de l'autorité responsable des nominations. » L’inamovibilité constitue l’antithèse de la nomination discrétionnaire ou arbitraire. Comment qualifier un processus de renouvellement de mandat qui n’est soumis à aucune règle et qui dépend du bon vouloir du ministre ? Sécurité financière La deuxième condition essentielle à l’indépendance des juges est la sécurité financière. Un décideur ne peut être véritablement indépendant que si son traitement est prévu par la loi, de manière à les mettre à l’abri des interventions arbitraires de l’exécutif. Pour la Cour suprême, il faut que la magistrature « soit protégée contre l’ingérence politique des autres pouvoirs par le biais de la manipulation financière, qu’elle soit perçue comme telle et qu’elle ne devienne pas empêtrée dans les débats politiques sur la rémunération des personnes payées sur les fonds publics. »3 L'essentiel est que le droit au traitement soit prévu par la loi et « qu'en aucune manière l'Exécutif ne puisse empiéter sur ce droit de façon à affecter l'indépendance du juge individuellement ou collectivement ». Pour les juges des cours ordinaires, la Cour a cependant prescrit que la loi doit prévoir une commission indépendante pour déterminer la rémunération des juges, dont les recommandations s'imposeront à toutes fins utiles au Parlement. Même si rien n'indique que cette exigence vaut pour les tribunaux administratifs, la Cour fédérale a soutenu que « les principes énoncés dans le Renvoi sur les juges [...] s'appliquent aux tribunaux administratifs et peuvent être adaptés à ces derniers. »4 Or, pour plusieurs décideurs administratifs, leurs conditions de travail sont contractuelles et figurent dans leur décret de nomination. Ceci laisse toute latitude au gouvernement de les modifier, ce qu’il a d’ailleurs fait encore récemment, en annulant des augmentations salariales prévues au décret de nomination de décideurs.5 Indépendance institutionnelle Enfin, la troisième condition est l’indépendance institutionnelle du tribunal. Il ne suffit pas de garantir l’indépendance des juges, il faut aussi tenir compte de celle de leurs tribunaux comme institution. Des engagements oui, mais… Lors de la dernière campagne électorale, la CJAQ a obtenu l’engagement des principaux partis politiques quant à la nécessité d’entreprendre une réforme de la justice administrative sur la base des conclusions du rapport cité plus haut, mais ces engagements tardent à se concrétiser. De l’aveu même de la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, cette question, bien qu’importante, n’est pas dans les priorités actuelles du ministère. On assiste actuellement à des réformes à la pièce de certains tribunaux. À titre d’illustration : la fusion de la CLP avec la CRT qui deviendront, le 1er janvier 2016, le Tribunal du travail du Québec. D’autres réformes s’annoncent. Mais sur quelle base se feront ces réformes. Y a-t-il une vision d’ensemble qui chapeautera ces réformes à la pièce. Moderniserons-nous enfin ce système de justice pour en extraire les aspects les plus discutables, comme les nominations partisanes et le renouvellement des mandats discrétionnaires, concepts qui datent d’une autre époque ? Une justice importante La justice administrative au Québec, c’est 140 000 décisions rendues par année dans différentes sphères d’activités. Ce sont des décisions qui affectent, à un degré ou à un autre, à peu près tous les citoyens du Québec. La confiance du public dans la justice, qu’elle soit de droit commun ou administrative, est primordiale. Pour un justiciable la conviction, que non seulement justice a été rendue, mais qu’elle paraisse avoir été rendue est la base sur laquelle repose sa confiance dans l’administration de la justice. L’absence de cadre législatif et d’exigences énoncées dans une loi a donné lieu à des nominations purement partisanes dans le passé. Ces nominations discréditent l’institution. Il n’est plus acceptable que des juges administratifs soient nommés à des postes, sans qu’ils aient toutes les compétences requises pour occuper la fonction. Pour la CJAQ, il serait plus approprié que la nomination des juges administratifs soit sous la responsabilité d’un Secrétariat indépendant, tel que le suggère le rapport des chercheurs. Il s’agit ici d’une question de crédibilité. La fonction de juge administratif ne doit pas être une sinécure pour récompenser les loyaux services d’un partisan, ni risquer d’être perçue comme tel par les citoyens Il n’est pas normal que le processus de renouvellement des mandats soit sujet à une discrétion ministérielle lorsque le décideur doit arbitrer des litiges entre ce même ministère et le citoyen. Bien que la Cour d’appel se soit récemment prononcée sur le fait que les mandats de cinq ans, avec un comité de sélection indépendant qui évalue l’opportunité de renouveler ou non, garantit l’indépendance du décideur, l’expérience nous démontre que ce n’est pas toujours le cas. Faisant moi-même parti d’un tribunal qui bénéficie d’un tel processus, je peux témoigner du fait que des collègues se sont dits soucieux de ne pas faire de vagues à l’approche de leur renouvellement. Je n’ose imaginer la préoccupation des collègues qui ne bénéficient pas d’un tel processus. Les demandes de la CJAQ Avec comme objectif de moderniser le système de justice administrative et de préserver l’indépendance des juges, la CJAQ propose au gouvernement du Québec et aux députés de l’Assemblée nationale de prendre en considération et éventuellement adopter les mesures de réforme suivantes au bénéfice de toute la société québécoise : - L’adoption d’une loi-cadre établissant des règles générales gouvernant la sélection et la nomination des juges administratifs, ainsi que des conditions sur le renouvellement de leur mandat.
- La création d’une instance indépendante du Secrétariat aux emplois supérieurs pour définir et superviser le processus de sélection des juges administratifs et les conditions de renouvellement.
- L’application d’un processus de renouvellement commun à l’ensemble de tous les tribunaux afin de garantir la bonne conduite et d’offrir aux juges administratifs un système transparent, prévisible et égalitaire.
- Le développement de normes déontologiques uniformes qui s’appliquent à tous les juges administratifs, ainsi que la mise en vigueur de ces normes sous la responsabilité du Conseil de la justice administrative.
- Une rémunération juste et équitable pour les juges administratifs basée sur la réalité que leur sécurité financière est un des piliers de l’indépendance judiciaire.
Il est primordial que tous les intervenants concernés par la qualité de la justice administrative au Québec nous appuient dans nos revendications afin que les citoyens du Québec maintiennent leur confiance dans leur système de justice administrative. - Pierre Noreau, France Houle, Martine Valois, Pierre Issalys, Éditions Yvon Blais, 2014
- Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673
- Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.), [1997] 3 R.C.S. 3
- Bell Canada c. ACET, 1998
- Projet de loi no 30, Loi portant principalement sur la suspension de versements de bonis dans le contexte de mesures visant le retour à l’équilibre budgétaire, 2014.
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